Le Pisteur de Daoulas de Tepthida HAY

 

Mon nom est Tual, mais dans les environs tous m’appellent le Pisteur de Daoulas. Toutefois, mes services ne se limitent pas à ma région. Dans toute la Bretagne, l’on fait appel à moi –fermiers comme notables, dans les hameaux ou les villes. Pour eux, je suis l’homme qui traque, qui trouve et élimine. Mais n’allez pas croire que ma vie est simple. Etre pisteur implique la solitude et suscite une forme de rejet mêlée à une crainte superstitieuse. Car, si mon rôle consiste à débarrasser les gens de leurs « problèmes », ils n’en éprouvent pas moins un soulagement coupable.

Tout mon savoir, mon pouvoir, je l’ai hérité de ma mère, qui elle-même le tenait de son père. Ces connaissances, jugées de sombres secrets par ceux qui en ignorent tout, puisent leurs origines dans l’ancienne croyance d’Armorique, et pour cela mes pairs me redoutent. Ils se cachent derrière l’Eglise pour nommer les sources de leurs terreurs, mais savent pertinemment qu’une prière ne suffit pas à conjurer leur malédiction. Je suis leur seul recours, même si mes services n’aboutissent pas toujours. Ma vie sera probablement courte, mais j’aborde ce point avec sérénité, car depuis quelques semaines déjà il pèse sur mon âme une grande lassitude. Le don de pisteur est aussi une damnation. Il est impossible de s’en défaire.

Mon contact m’attendait à la croisée des chemins, assis sur le socle d’un calvaire. C’était un homme robuste au visage grignoté par une barbe fougueuse et brune. Ses yeux sombres trahissaient une profonde angoisse. Quand je fus suffisamment proche, il se leva et se découvrit. Ses mains tremblaient, et je lui souris pour le mettre à l’aise. Il ne parut pas convaincu et fourragea dans sa chevelure abondante pour se donner contenance. Il me salua d’un bref mouvement de tête, en évitant mon regard.      

— Veuillez me suivre.  

       Ce furent là ses seuls mots jusqu’à ce que nous parvenions à l’orée d’une forêt de chênes. Il pointa un index mal assuré vers un chemin aux profondes ornières boueuses.  

— Cette forêt est maudite, fit-il d’une voix sèche.

       L’homme ne cherchait pas à dissimuler ses sentiments, tout son être suait la terreur. Je croisai son regard et il poursuivit :

— Deux personnes ont disparu dans ces lieux, le vieux Kemeneur et mon cousin Loïc. D’ordinaire, on évite de traverser ce genre d’endroits la nuit tombée, ou alors nous nous groupons, mais ils avaient leurs raisons, et plus jamais ils ne reparurent. Les habitants craignent cette forêt comme la peste désormais, et même de jour nul n’ose y passer. Mais nous n’avons d’autre chemin pour rejoindre la ville. Pouvez-vous nous débarrasser du mal qui s’y cache ?

Son ton s’était fait supplique. Je l’avais écouté sans l’interrompre, et je sentais cette sensation si particulière m’envahir : l’excitation teintée du doute de ne jamais plus revoir les beautés de ce monde. 

— Pouvez-vous nous en débarrasser, quoi que ce soit ? me redemanda l’homme, plongeant son regard tourmenté dans le mien.

J’acquiesçai lentement et il porta la main à sa ceinture, où était accrochée une bourse bien enflée.

— Je ne promets rien, l’arrêtai-je.

Il hocha la tête à son tour et tourna les talons. Je le suivis des yeux jusqu’à ce qu’il disparaisse et m’assis. J’ôtai mon manteau de voyage et l’étalai par terre. La nuit n’allait pas tarder à tomber. Déjà son émissaire, la lune, se montrait timidement. Je m’étendis et contemplais les nuages effilés que pourchassaient des choucas. Très vite, le jour déclina, et le soleil revêtit sa parure rougeoyante qui embrasa le ciel. La torpeur me guettait, aussi me relevai-je, car il ne fallait surtout pas se montrer vulnérable aux abords d’un lieu où planait une menace indéfinie.

Les flaques bleutées de la pleine lune inondaient désormais la lande battue par les vents, derrière moi. C’était par de telles nuits que mes missions s’avéraient les plus périlleuses, car une puissante force était alors à l’ouvrage : les créatures abhorrées du monde des hommes se montraient plus téméraires, allant jusqu’à rôder dans les villages, prêtes à entraîner des malheureux dans leurs rets.

L’air, plus vif, me fit frissonner. A moins que ce ne fut la peur ? Je remis mon manteau et pénétrai sous le couvert des arbres. Les feuilles, racornies par cette fin de saison, bruissaient doucement. Les sens à l’affût, je m’enfonçai dans les entrailles du bois. La lune rendait les troncs noueux des chênes lugubres, comme autant de visages grimaçants. Le sol crissa sous mes semelles, et je m’accroupis pour regarder de plus près. Du grain. Plus loin, un sac éventré gisait dans une ornière du chemin. Je repris mon exploration en prenant encore plus garde à ces ombres qui m’environnaient.

Bientôt, parmi le grincement des troncs et le chuchotis des feuilles, le murmure d’une rivière me parvint. Je continuai, mais rien ne se passait. La nuit demeurait paisible, même la forêt avait perdu de son sinistre. J’étais détendu, peut-être trop. Soudain, un bruit étouffé s’éleva sur ma gauche. Mon écoute ne me renseigna pas sur sa nature ; il s’agissait d’un bruit régulier, comme des coups sourds. Ce n’était pas naturel. Il ne pouvait s’agir d’une branche cassée heurtant un tronc d’arbre.

Sur la défensive, je poussai donc mon chemin vers ce son mystérieux, qui sonnait à mes oreilles comme une berceuse sournoise. Fougères et ronces m’entravaient le passage, je dus batailler ferme pour les franchir. L’étoffe de mon manteau de voyage se prit dans un piège d’épines, et ralentit ma marche. Je m’en dégageai difficilement. Quand je relevai la tête, mon sang se glaça. Une femme, en robe et tablier blanc, se tenait près de moi, le visage impassible. Elle tenait un battoir à la main. Je remarquai que les coups sourds avaient cessé. J’avais devant moi l’explication de ces sons.               

— Mon bon voyageur, peux-tu m’aider à tordre mon linge ? me demanda-t-elle d’une voix neutre.               

       J’avoue que la crainte m’avait saisi, mais en détaillant la femme, je vis qu’elle n’avait rien d’un esprit. Certes, elle était pâle, mais la lune blanchissait tout sur son passage, et ses cheveux désordonnés s’expliquaient par l’effort qu’elle venait de fournir en battant son linge. Je hochai donc la tête et la suivis au bord de la rivière.

— Ce n’est pas une heure pour une femme seule, lui dis-je pour entamer la conversation. On raconte que ces bois ne sont pas sûrs.

L’inconnue sourit mais ne répondit pas. Elle avait ramassé l’extrémité de son linge blanc et attendait que je fasse de même avec l’autre bout. Je m’en saisis et m’apprêtai à tordre le linge lorsqu’un détail frappa mon regard. Le tissu ne semblait pas fait de fibres. Je ne fus pas en mesure de distinguer nettement ce que cela pouvait être, mais l’idée m’effleura que c’étaient des mèches de cheveux clairs. Je chassai cette idée grotesque de mon esprit et entrepris de tordre le linge. Une brûlure envahit ma main, et je constatai que l’étoffe s’était enroulée autour. Sans comprendre, je tentai de m’en défaire, mais le tissu m’emprisonnait cruellement. Un regard à la femme me suffit pour comprendre que j’étais en présence de la créature à l’origine de la disparition des deux hommes.

La femme, plus blafarde que jamais, souriait d’un air mauvais, tandis que ses mains, puissantes, tournaient le linge avec une vigueur surnaturelle. Mes mains me faisaient de plus en plus souffrir, du sang s’en échappait même et souillait le tissu. A ma grande horreur, je m’aperçus que ce n’était pas un tissu ordinaire, mais une peau d’enfant, très fine, et que je tenais ses pieds ! Abomination ! J’imprimai un violent tour contraire au linge, et le détordis d’une secousse.

La lavandière eut un cri de rage et laissa tomber son sinistre fardeau. En un mouvement, elle fut sur moi, et je sentis son souffle putride sur mon visage. Ses yeux, ardents comme la braise, me scrutaient avec véhémence, tandis que je me dégageai d’un pas de côté. Elle attrapa mes mains ensanglantées et les porta à sa bouche.   

— Aide-moi, voyageur, tu ne laisserais pas une pauvre lavandière peiner des heures durant sur son linge ? susurra-t-elle.  

Avec un cri de dégoût, je lui assenai un puissant coup de coude dans la poitrine et courus, droit devant moi, franchissant la rivière dans l’espoir de semer cette atroce créature. La panique s’était totalement emparée de moi, qui d’habitude affrontais mes missions avec confiance, et je courus à en perdre haleine. Dans mon dos les hurlements déchaînés de la lavandière me maudissaient, mais je ne les écoutai pas. Je ne m’arrêtai que lorsque je m’aperçus  que j’étais dans la lande, à découvert. Là seulement, je m’accordai un instant de répit. Un clocher m’indiqua au loin qu’une ville m’attendait.

Je pansai du mieux que je le pus mes mains meurtries, et m’éloignai à vive allure, mon cœur tambourinant sans faiblir dans ma poitrine. Rien ne me ferait revenir sur mes pas pour réclamer mon argent. J’avais échappé à la mort, et mieux valait s’en tenir là. J’espérais ne plus jamais croiser le chemin de ces créatures.   

 

Tous droits réservés©Tepthida HAY  

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