"Une journée et une nuit en Providence" d'Anthony Boulanger (SF)


Le groupe était un des plus hétéroclites que Phillips n'avait jamais mené au sein de la basilique de Providence : des Asiatiques, l'oreille déjà collée à leur audioguide, des Européens se demandant apparemment ce qu'ils faisaient là, et quelques compatriotes américains.

Parmi tous ces gens, combien viennent seulement parce que la bâtisse est inscrite sur les trajets touristiques ?

— Mesdames, messieurs, commença Phillips, soyez les bienvenus en la très Sainte Eglise de Notre-Dame-de-Lothlorien. La structure initiale fut construite en 254 avant Tolkien par une communauté païenne, la conversion au Saint Culte date du cinquième siècle.

Le jeune guide ne se retourna pas vers son groupe. Il refusait de contempler des enfants qui préféraient jouer à leur console portable plutôt que de regarder les vitraux représentant les créations du Maître-Dieu, ou des parents en train de mâchouiller du pop-corn en ce lieu sacro-saint.

— La visite prévue passe par les catacombes, dans lesquelles vous pourrez voir une lettre de Tolkien à son fils, Saint-Christopher le Messie. Mais avant, j'attire votre attention sur l'autel papal. Sculpté dans un bloc de marbre blanc, il est orné de veines d'or représentant des fleurs de niphredil et de seregon. Mais la magnificence de cet autel n'est assurément rien en comparaison de la chapelle de la Sainte Trinité, où sont célébrés tous les jours de dix-huit heures à vingt-deux heures, le Père, le Fils et le Saint-Esprit.

En finissant sa phrase, le jeune homme mit un genou en terre et porta la main à la tête.

Mais qu'est-ce que je fais bon sang ?

Se reprenant au dernier moment, il mit la main sur son cœur, puis sur sa bouche. Derrière lui, seules trois autres personnes prirent la peine de faire le Saint-Geste d'Eru Illúvatar. Phillips resta dans cette position pendant quelques minutes, masquant derrière son attitude pieuse la peur qui l'abritait. Il avait été inattentif quelques instants, il avait failli faire le mauvais Signe : la tête pour la Folie et l'Horreur, les poumons pour la Tuberculose et de nouveau la tête pour le Suicide.

Si un Inquisiteur est dans la basilique ou visionne les écrans en ce moment, je risque un maximum… Il va falloir que je donne le change dans les prières de ce soir… Peut-être me porter volontaire pour la lecture du Saint-Silmarillion… Pardonne-moi,toi dont je porte un des Saints-Prénoms.

Phillips se releva. Dans son dos, des soupirs plus insistants que d'habitude firent comprendre au guide qu'il avait du prendre du retard sur le planning. Les gens comme ceux qu'il menait aujourd'hui n'aimaient pas le retard. Cela signifiait arriver aux heures de pointe dans les fast-foods…

— Mesdames, messieurs, nous allons maintenant faire le tour des collatéraux qui bordent la nef. Vous pourrez y admirer les portraits des différents saints, de Saint Gemmel jusqu'à Sainte Bradley. Vous pourrez également…

Il était reparti en mode automatique. Encore une heure et quelques poussières de minutes à patienter avant la fin de la visite, puis encore quatre heures de prière avant de quitter ce lieu. Phillips avait hâte, ô combien hâte de retourner chez lui. Une fois là-bas, il s'enfermerait dans ce qu'il appelait sa chapelle et il se préparerait. Cette nuit était en effet une des plus grandes nuits de l'année pour le Sombre Culte, celui que les Inquisiteurs de Tolkien pourchassaient impitoyablement…

 

◊◊◊

 

— Devant le Necronomicon, aujourd'hui nous vous appelons. Au nom de la Folie et de l'Horreur de notre Père Lovecraft, qui nous mène et nous détruit. Au nom de la Déchéance et du Malheur de son Fils Smith, qui entendait et lisait les Saintes Paroles du Père. Au nom de la Duplicité de l'Esprit Corrompu Howard. Nous vous appelons, vous les Grands Anciens, Cthulhu, Chtuga, Yig, Glaaki, Chaugnar Faugn et Y'Golonac.

Phillips était en transe. Dans quelques secondes, son groupe allait prendre le relais de la litanie, la prière aux Dieux Extérieurs. En cette nuit du quinze mars de l'an 655, sept cent ans après la mort du Père, les fidèles du Sombre Culte se réunissaient en la ville de Providence.

La ville dans laquelle il était né, et dans laquelle il était mort…

La ville dans laquelle il avait révélé au monde l'existence des Grands Anciens et des autres Dieux.

 

Les chants atteignaient un point culminant et allaient bientôt retomber pour laisser la parole à Phillips et à ses frères et sœurs. Il ne s'agissait pas de mélodies construites, de mélodies que l'on pouvait suivre sur une partition. Il s'agissait d'un chaos de sons, d'envolées graves auxquelles s'enchaînaient des aiguës magnifiques. Dans l'esprit du jeune homme, les couleurs s'entredévoraient, des images de tentacules surgissant d'un cocon de chair humaine succédaient à celles d'orbes gigantesques tourbillonnants sur eux-mêmes. Pendant quelques battements de cœur, Phillips était Lovecraft. Il avait devant les yeux les Révélations, les images qui avaient permis au Père de décrire Cthulhu et tous les autres. Il ressentait la fatigue qu'accumulait le Maître de la Folie chaque journée de sa vie puis l'énergie qui parcourait son corps lorsqu'il livrait les Ecritures !

Cette nuit, les adeptes du Sombre Culte allaient invoquer la puissance de la Trinité pour que la cité de R'lyeh surgisse des flots, et avec elle, Celui-qui-Rêve-et-Attend.

— Ph'nglui mglw'nafh Cthulhu R'lyeh wgah'nagl fhtagn !

Par cette phrase, le premier groupe concluait leur part de l'incantation. Des hurlements de terreur ponctuèrent la litanie tandis que les adeptes étaient hantés les uns après les autres par des visions cauchemardesques.

— Ph'nglui mglw'nafh Cthulhu R'lyeh wgah'nagl nafl'ftaghn, répondit le second groupe, celui de Phillips.

La phrase qu'il prononçait en ce moment, les mots du Saint Derleth, était une des clefs les plus puissantes pour l'Appel de Cthulhu, ils marquaient le commencement de l'Horreur !

 

◊◊◊

 

Au dessus de Providence, les nuages s'amassaient. Des nuages noirs, chargés d'éclairs, chargés de haine, porteurs d'une créature rampante et magnifique. A l'aide des éclats de son corps en perpétuel changement, il attaquait la Réalité, aidé en cela par ces dizaines d'humains qui le priait lui et les autres Dieux Extérieurs. Il était le Tout en Un et le Un en Tout.

A ce rythme, il ne restait que quelques heures avant que Yog-Sothoth ne s'infiltre en notre monde et ne le ravage !

 

A quelques kilomètres de la ville, l'océan était agité par de gigantesques remontées de chair en putréfaction. Des colonnes percèrent soudain les vagues et les flots. Des pierres rougies par un sang que même l'eau de l'océan n'avait pu effacer. Une bâtisse blanche d'os apparut soudain. Un dôme de tibias et de fémurs, de crânes et de côtes.

Une explosion soudaine. Un déferlement de chaos, de monstruosités abyssales.

Une tombe ouverte par laquelle s'échappait d'indescriptibles créatures.

Puis deux ailes. Une tête de pieuvre.

Un gigantesque corps d'homme.

Cthulhu était en marche.

Cthulhu était en marche…

 

◊◊◊

 

Grands Anciens et Dieux Extérieurs se massaient autour de Providence, plus nombreux à chaque mot que prononçaient Phillips et les autres. Des créatures nébuleuses et sanglantes, des horreurs nées du Chaos Primordial et de la Folie Infinie. Des êtres dont la vision aveuglait l'esprit et annihilait tout forme de vie…

 

Dans ce monde enfermé dans un carcan de règles et de pensées pré-mâchées, dans ce monde où la Sainte Littérature Fantastique imposait ses lois sur la création, bridait l'imagination des plus originaux, des hommes et femmes osaient tout de même défier l'Eglise et l'Inquisition.

Persécutés depuis des siècles, avec toujours plus d'acharnement et de cruauté, ils avaient décidé de se révolter de la façon la plus extrême qui soit.

Par le nom de Lovecraft, d'Howard et de Smith, leur Sombre Trinité, ils appelaient à corps et à cris la Fin du monde.

Et en cette nuit anniversaire du quinze mars, en ce lieu sacré de Providence, Elle était à leur porte…

 

©Anthony Boulanger


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